Un reproche souvent fait aux principales banques
centrales, depuis la crise financière de 2008, est qu'elles
impriment d'énormes quantités d'argent, ce qui pourrait mener à une forte
inflation.
Les experts rétorquent généralement, à juste titre, que l'inflation tant redoutée ne s'est pas manifestée. De plus, l'argent
n'est pas réellement imprimé sous forme de billets, mais existe
essentiellement sous forme d'écritures comptables.
Néanmoins, s'agissant du franc suisse, ce n'est plus tout
à fait vrai: d'après les statistiques de la BNS (Banque Nationale suisse),
la somme correspondant aux seuls billets de 1000 francs rejoint
progressivement la quantité totale émise de "monnaie centrale" (ou base
monétaire ou masse monétaire M0), d'avant la crise de 2008, comme on peut le voir dans le graphique ci-dessous
(flèche rouge).
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(Mise au point: l'échelle du graphique ci-dessus est volontairement limitée à 80 milliards afin d'illustrer mon propos. Ci-dessous, on peut voir le graphique entier, avec toute la base monétaire : 470 milliards. Attention aux épargnants cardiaques, l'image ci-après peut gravement nuire à votre santé :
Merci à Olivier Crottaz d'avoir soulevé la problématique du graphique coupé).
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Un phénomène secondaire mais intéressant est que contrairement aux
autres années de la statistique, la réduction de la quantité des
billets de 1000 a été très modeste au début 2015 (flèche
violette).
C'est probablement dû à l'introduction par la BNS des taux
d'intérêts négatifs, qui incitent à garder l'argent en liquide plutôt que sur
un compte.
A l'évidence, des particuliers ou des institutions
accumulent des billets de 1000 sous le matelas ou dans des coffres - la nature de la cachette importe peu.
Ces billets de 1000 servent essentiellement à la thésaurisation: il est rare de pouvoir les utiliser dans les commerces.
Maintenant, une question évidente se pose: mais pourquoi
donc ces gens empilent-ils des billets de 1000 ?
Inconscience ?
Une image dépassée de la politique monétaire suisse ?
Ces gens ont-ils en tête la réputation d'une monnaie forte, une monnaie-refuge, l'image de solides montagnes enneigées, de lingots d'or ?
Bref, Astérix chez les Helvètes ?
C'est mon impression, à ce que je peux constater dans mon
entourage socio-professionnel.
Cette réputation de monnaie solide est un bel exemple d'inertie
psychologique collective. En effet le franc suisse était pendant des décennies une monnaie forte. Le public continue de le croire, même si cela ne correspond plus à la réalité, et cette croyance s'entretient elle-même.
Soit dit en passant, la loi de
Copernic, selon laquelle une monnaie forte (ce serait en l'occurrence le CHF) tendra à être thésaurisée et une
monnaie faible sera utilisée pour les échanges courants (€ ou $), est paradoxalement vérifiée: la monnaie forte ne l'est, temporairement, que parce que le marché pense qu'elle est forte.
On pourra donc probablement garder encore un certain temps ces
beaux billets de 1000, les ressortir du coffre et espérer
acheter des biens pour à peu près l'équivalant 1000 francs de 2015. Mais jusqu'à quand
? Un beau jour, une masse critique de gens réalisera que la valeur
additionnelle de ces nouveaux billets est nulle, sans la moindre contrepartie. Ce jour sera intéressant, où le marché prendra conscience
de la forte dilution du franc suisse. Le décalage réalité / perception est d'autant plus fort que beaucoup de gens, surtout en finance, croient encore à la théorie des "marchés efficaces" et de l'information analysée et comprise instantanément. A l'âge d'Internet où cette information est effectivement quasi instantanément disponible, on voit dans d'innombrables exemples que l'information peut mettre des années avant de commencer à influencer la conscience collective des marchés.
Evidemment, pour en revenir au franc suisse, les spécialistes me diront que ce n'est pas grave,
que la BNS peut racheter, au besoin, puis éliminer des francs en vendant ses
réserves de devises étrangères et que tout rentrera dans l'ordre. C'est un
peu vite dit: si un des plus gros fonds mondiaux (la BNS) passe brusquement du
côté acheteur au côté vendeur, les prix des actifs ne seront - de loin
- pas les mêmes qu'à l'achat. A cela s'ajoute la possibilité de
réactions en chaîne, de ventes en cascades. De plus, les actifs en
question pourront déjà, avant le jour J, avoir perdu une partie de leur valeur (en euros ou
en dollars), comme c'est déjà le cas pour les investissements de la BNS dans
l'arnaque du pétrole de schiste.
En résumé: un beau jour, tout cela risque de devenir très
intéressant. Préparez vos caméras!